Un soir d’éclair
L’air était si lourd ce jour-là que j’en suffoquais. Je pensais que j’allais mourir comme cela, juste parce que mon corps n’acceptait pas l’air ambiant d’un soir de printemps. Le vent se mit à souffler puissamment, je crus m’envoler. L’odeur de la terre humide me faisait tourner la tête et rappelait des souvenirs que je souhaitais laisser enfouis en moi.
Subitement, j’entendis le grondement sourd et terrifiant du tonnerre au loin, l’éclair se mit à m’aveugler et en une fraction de seconde, je perdis connaissance.
A mon réveil, le monde avait changé.
Le ciel s’entêtait à rester noir et gris, comme pour nous annoncer une éminente apocalypse. Et pourtant, personne n’avait l’air de se préoccuper de la noirceur du monde autour de nous. Etais-je le seul à voir ? le seul à entendre les échos d’un son assourdissant ? Le monde avait changé mais ceux qui peuplaient ce monde ne s’en rendaient pas compte.
Comme eux, je ne me posai pas plus de question. Je continuai à vaquer à mes occupations.
Ce ne fut que tard dans la nuit, lorsque ledit monde s’était éteint pour un repos limité, que le bruit cessa. Entra dans ma chambre une ombre indicible qui se fondait dans l’obscurité de l’heure et de l’espace.
Terrifié, je n’osai pas bouger de ma place, je la voyais se mouvoir avec incertitude en ma direction. J’avais gardé les yeux grands ouverts, de peur que si je clignais des yeux l’ombre se précipiterait vers moi. Elle continuait de se mouvoir avec douceur, et la peur m’avait paralysé, me rendant incapable de m’échapper. Pendant un court instant, je sentis mes lèvres se refroidir, comme si j’avais été embrassé par la mort.
Puis l’ombre s’était dissipée. Plus rien, me laissant froid et brûlant d’envie dans la noirceur la plus profonde. L’espace autour de moi n’existait plus, je me mettais à réimaginer à quoi ma chambre ressemblait avant de tomber dans l’oubli.
Le lendemain, le ciel était encore plus ténébreux que celui de ma nuit agitée, à l’ignorance de tous. Etais-je réellement le seul en ce monde, à ce moment-là, à voir l’horreur apocalyptique au-dessus de nos têtes ? Etais-je l’apocalypse ?
Pourtant, je partis malgré tout au travail, laissant derrière moi cet étrange sentiment qui m’avait envahi depuis ce fameux tonnerre. Mon travail consistait principalement à transformer des plantes en soupe, des animaux en viandes, des épices en goût et je les portais directement à la bouche de ceux qui me payaient.
Il était presque midi lorsque je fus de nouveau foudroyé par de grands yeux marrons qui s’éclairaient sous la faible lumière du jour. Son regard m’avait tant captivé que j’en oubliais mes plantes, mes animaux et mes épices.
Son sourire devant mon déconcertement avait été taquin, presque moqueur. Mais je perdis mes moyens. La lumière émanait de ce corps indiciblement séduisant. Encore une fois, j’étais le seul à voir cette beauté devant moi, le seul à voir le ciel noircir encore plus.
Je me retournai dans la panique d’être pris pour un étrange personnage. Sa main, se voulant rassurante, se posa sur mon épaule et nous nous étions regardés pendant un long instant. Plus rien n’exista durant cette seconde qui dura bien plus longtemps. Je vis les étoiles au fond de ses yeux, je vis l’amusement du bout de son sourcil, je vis la tendresse dans son sourire, je sentis son odeur rappelant le printemps et l’été, je sentis le bout de ses doigts caresser mon bras. Electrique et irréel. Sa perfection me laissa sans voix, pantois et aux abois. Mais aucun son ne sortit de ma bouche contrairement à la sienne qui se mit à libérer un rire mélodieux.
« Monsieur ! » cria une cliente et je me remis immédiatement au travail derrière mon comptoir, comme un prisonnier privé de ses courts instants de répit.
Quand je jetai un coup d’œil vers là où nous tenions quelques secondes plus tôt, il n’y avait plus personne sauf la faible mais enivrante et puissante odeur d’une fleur inconnue.
Ma cliente attendait impatiemment de quoi se sustenter, attendait la magie de la faune et la flore s’opérer sous mes doigts mais mes mains restèrent bloquées sur le comptoir, paralysées par le double foudroiement de ces deux derniers jours. Elle se mit alors à émettre des sons inintelligibles, probablement injurieux, de sa bouche qui n’avait pas été contentée.
J’ôtai alors mon tablier avant de lui lancer au visage. Offusquée, elle partit en hurlant encore plus fort mais sa voix et sa colère n’avait rien de comparable au bruit assourdissant qui revenait de plus belle me hanter.
J’étais pris par l’envie de sortir de cet endroit, loin de ce petit monde qui se mit alors à se lever de leurs chaises avant de déguerpir pour mon plus grand plaisir. Je me mis à jeter toute la nourriture que j’avais transformée pour les consommateurs avant de fermer l’endroit à clef et de rentrer chez moi pour me blottir dans mon lit et me lover contre moi-même.
Me plongeant enfin dans mon lit douillet, mon ombre se matérialisa, devenant la perfection que j’avais rencontrée un peu plus tôt dans la journée. Je vis ses yeux marrons briller dans les ténèbres. Je voulus l’embrasser mais la froideur de ses lèvres me terrifia et me rappela l’ombre de la veille.
Peut-être que la folie m’avait finalement englouti tout entier.
J’étais toujours perdu dans un rêve dont je ne comprenais pas le sens. Je ne comprenais pas d’où venait cette perfection que j’avais longtemps imaginée, rêvée et désirée. Je ne comprenais pas pourquoi cette indicible ombre était devenue réalité. Mon cœur se mit à battre la chamade et je vis mes mains parcourir les flancs de mon lit avant de rejoindre, avec douceur, le corps et cœur concrétisés. Son physique était chimique mais pas plus que les sensations qui l’accompagnaient.
Dès lors je l’entendis dire : « plonge, » je m’arrêtai net. Je ne brillais plus car j’avais compris que sa douceur, sa froideur, sa moiteur, sa lenteur, sa chaleur, sa tendresse, sa paresse, sa faiblesse étaient simplement les produits d’une alchimie que je ne maîtrisais pas encore, peu, pas du tout. Et que ma création m’ordonnait la destruction. La mienne.
2020