Mission absconse

P R I S S / T O P
3 min readJan 28, 2021

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A vouloir comprendre les autres, Lucien avait fini par s’impliquer et ressentir les mêmes sentiments que ses cibles. Cela eut un prix. Comprendre l’autre, c’était subir la même peine, le même chagrin que l’autre. Lucien eut son cœur adoré, rafistolé et chaviré de nombreuses fois. Souffrir n’était pas un fardeau. Il laissait l’amour, la haine, la frustration, la peur, il laissait tout pénétrer son cœur — vivant ainsi de nombreuses vies en une seule ; mais ne vécut jamais sa propre vie. Il s’enrichissait des expériences des autres sans jamais se confronter à la vie lui-même.

Lucien était différent des autres. Chaque moment de sa vie devenait un souvenir monotone, les couleurs n’étaient que des mots insignifiants. Tout ce qu’il percevait était de noir et de blanc. Il préférait dire qu’il voyait la vie en gris.

Alors que Lucien gribouillait sur son carnet de voyage en sirotant un café fraîchement moulu, il entendait une personne sangloter à la table près de lui. Interloqué, il leva discrètement les yeux vers l’adolescente d’environ dix-sept ans dont il était chargé de surveiller. Celle-ci ne cessa plus de pleurer dans un mouchoir qui ne ressemblait qu’à une boule de papier mâché. Ses longs cheveux noirs cachaient son visage en entier. Lucien fit ses poches dans l’espoir de trouver un mouchoir en vain, il se leva alors et se dirigea vers le comptoir où il prit une poignée voleuse de serviettes puis marcha près de l’adolescente qui était assise seule.

Sans un mot, il lui tendit les serviettes.

Surprise, elle leva la tête vers Lucien et révéla de grands yeux verts larmoyants, les joues, le nez rougis et les lèvres tremblotantes. Elle fixa Lucien, puis les serviettes et se décida finalement de s’en emparer. Incapable de formuler des mots de remerciements, elle hocha la tête et tenta de se calmer — soudainement inquiète d’avoir été impolie.

Elle désigna vaguement la chaise devant elle, alors Lucien s’empara de son café sur la table d’à côté et s’assit. Sans un mot, il laissa sa nouvelle interlocutrice prendre son temps.

– Excusez-moi, dit-elle, embarrassée d’avoir été vue dans de telles conditions. Je viens de perdre mon père après qu’on se soit disputés.

Chagriné par cette nouvelle, Lucien lui prit la main.

– Tu n’as pas eu le temps de lui dire au revoir, je suppose. C’est toujours quand on perd l’autre qu’on se rend compte de sa valeur.

La lycéenne hocha la tête et au moment où elle ouvrit la bouche, Lucien vit sa sœur entrer dans le café au travers de la fenêtre ; il fronça les sourcils et se leva en même temps qu’elle marcha dans sa direction.

– Je rêve où tu consoles encore les chats ? Je te rappelle qu’on a une mission à accomplir, si tu n’étais pas au courant.

– Je sais mais je — … commença Lucien.

Il fut interrompu par le regard sanglant de sa sœur.

La lycéenne se leva à son tour et lui dit, les yeux encore brillants :

– Allez-y, merci de m’avoir écoutée, dit-elle.

Georgina ne laissa pas le temps à Lucien de lui faire ses adieux, elle attrapa son bras et l’emmena de force hors du café. A chaque fois, c’était la même rengaine: elle était celle qui devait ramasser les morceaux brisés de Lucien. Elle avait conscience de ce que son empathie lui faisait. Georgina était sérieusement inquiète à propos de son frère cadet qui, un jour sûrement, ne pourrait plus en supporter et elle ne voulait pas voir ce jour s’approcher alors elle faisait de son mieux pour l’aider à s’éloigner émotionnellement de leurs cibles.

Lucien fit la moue, presque sur le point de pleurer. Georgina n’en était pas la cause, mais cette lycéenne l’était.

– Hé, tout va bien, Lucien, ne fais pas cette tête. Elle ne souffrira plus.

Immédiatement, Lucien se prépara psychologiquement. Malgré son empathie débordante, son travail consistait à assassiner des hommes et des femmes, parfois des enfants et des adolescents. Georgina lui tendit ses gants qu’il enfila et les deux disparurent dans l’obscurité.

2014

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