Le Tournesol (Himawari)

P R I S S / T O P
9 min readJul 2, 2021

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Merci infiniment à Clotilde de m’avoir laissée utiliser son travail.

Sept heures trente, Hana attendait sagement devant le café du Tournesol. Himawari était souvent en retard le matin, ce qui l’amusait beaucoup car elle ne changeait pas. Elle savait que Himawari se levait aussi tôt juste pour elle, car elle était matinale mais ce n’était pas le cas des autres villageois qui venaient relativement tard.

Himawari avait toujours les cheveux un peu ébouriffés quand elle arrivait, toujours un peu pressée, un peu stressée de l’avoir fait attendre. Hana ne s’en inquiétait pas vraiment.

“Vous savez, j’ai tout le temps du monde devant moi. Prenez votre temps.” Hana lui disait.

Puis, Himawari se relaxait immédiatement et prenait son temps pour ouvrir le café, comme le tournesol qui s’ouvrait dès les premiers rayons de soleil.

Hana avait beau avoir soixante-cinq ans, elle aimait ses cafés noirs avec une pointe de lait. Elle savait très bien que le café ne se mariait pas toujours très bien avec le lait, et que certains cafés ne nécessitaient aucun autre agrément. Mais pour Hana, sa vie avait besoin de ce petit plus qu’elle trouvait ici, dans ce café.

Elle restait une bonne heure, après un café noisette, elle s’accordait un petit croissant aux amandes. Son cholestérol ne la remerciait pas mais Hana préférait mourir en ayant bien vécu que mourir en s’étant privée de toutes les bonnes choses de la vie.

Plus jeune, Hana avait rarement eu l’occasion d’avoir ce qu’elle voulait, les opportunités ont été nombreuses mais une force indicible la retenait dans ce village. Il y avait notamment Sakura. Sakura détestait le village qu’elle trouvait trop petit, trop ennuyant et surtout sans intérêt. Hana avait tenté de lui faire changer d’avis par tous les moyens, en lui montrant les plus beaux coins du village, en l’emmenant voir les villageois qui avaient tous un savoir-faire à couper le souffle.

Sakura avait secoué la tête, disant que non, non, je veux partir d’ici, Hana, tu comprends?

Alors Hana avait répondu (elles avaient dix-huit ans) que oui elle comprenait mais que ça lui déchirait le coeur. Sakura n’avait pas répondu, secouant toujours la tête.

Le jour d’après, Sakura évita Hana à l’école, rougissant légèrement chaque fois que leurs regards se croisaient.

Pourtant, avant de partir pour la capitale, Sakura avait promis Hana qu’elle reviendrait la voir. Hana avait hoché la tête, en se demandant si elle disait la vérité. Hana avait réellement attendu l’été suivant et Sakura n’était pas revenue.

Hana eut le coeur déchiré pour de bon.

Mais cela ne l’avait pas empêchée de voyager et de toujours revenir dans son village quoiqu’il arrive. Elle était profondément attachée à sa terre, et ça, rien ne pouvait y changer.

Quand Himawari est arrivée avec son fils Kenji, seuls, les villageois furent surpris de voir une si jeune personne prendre racine dans un village avec lequel elle ne semblait posséder aucun lien. Peut-être avait-elle été hypnotisée par le majestueux champ de tournesol qui traversait le village et qui entourait le petit café où elle avait posé ses valises ? Hana n’avait jamais eu à demander pourquoi ici, pourquoi ce café, pourquoi ? Elle se doutait bien qu’elle cherchait refuge ici.

Kenji avait grandi dans ce village, autour du café, et à travers les champs de tournesol. Il adorait cueillir les tiges bien plus grandes que lui pour fleurir le café.

Pourtant, en grandissant, Kenji n’aimait plus cette campagne où il n’y avait rien. Rien de l’excitation qu’il recherchait. A quinze ans, Kenji était parti pour une autre ville, une meilleure éducation, mais surtout une nouvelle vie loin du monotone, petit village. Himawari n’avait pas besoin d’être auprès de Kenji qui s’était embourbé dans une vie de fêtard, buvant jusqu’à s’en évanouir, fumer jusqu’à n’en plus pouvoir parler.

Elle avait plusieurs fois tenté de le remettre dans le droit chemin, lui demanda de revenir, de se concentrer un peu plus sur lui-même… En vain. Himawari ne pouvait même pas reprocher à Kenji ses notes irréprochables à l’école.

Quand Hana vit Himawari en ce matin gris, la propriétaire du café était aussi grisâtre que le ciel qui menaçait de tomber sur elles à tout moment. Ce fut aussi le mauvais temps qui empêchait les clients d’affluer et les fleurs de s’ouvrir commme elles le devraient sous le chaleur des rayons de soleil. Himawari s’était assise à une table en vitrine, regardant le temps apocalyptique et l’écran de son portable simultanément.

Hana était sur une table dehors, et même si la pluie était à deux doigts de tomber, Hana n’était pas rentrée. Lorsqu’elle se retourna et sentit une présence derrière elle à travers la vitrine, elle se décida à attraper son café, son sac et s’assit devant Himawari qui n’avait même pas fait attention au mouvement de sa plus fidèle cliente.

“Vous en avez gros sur la patate, je suppose.”

Himawari hocha faiblement de la tête, car oui. Elle en avait gros sur le coeur qui ne demandait qu’à se déverser sur celui de quelqu’un d’autre. Hana sourit et ne parla pas, un silence laissant Himawari le remplir.

“Je ne sais plus où j’en suis,” Himawari dit simplement. “Je ne sais plus qui je suis maintenant que mon fils est loin, m’ignore et fait probablement les dix-mille conneries que j’ai faites quand j’avais son âge. Je pensais le protéger de tout ça en l’emmenant ici. Quand ma mère m’en parlait, ça avait l’air idyllique, ici.”

“On ne peut pas protéger nos enfants de tout. Ils doivent l’apprendre d’eux-mêmes, parfois.” Hana lui répondit avec une sagesse qui l’aurait fait rire en temps normal. Elle aurait ri à la façon dont elle avait vieilli, avec l’expérience qu’elle n’aurait jamais cru acquérir.

“Vous avez des enfants?”

Ce fut d’abord un silence que Himawari eut pour réponse. Puis, Hana eut le courage d’énoncer ces mots qu’elle ne croyait pas pouvoir dire un jour : “Plus ou moins, oui.”

Même si Sakura n’était pas revenue l’année d’après, ou l’année encore d’après et ce, pendant dix longues années. Dix années d’étés et de printemps sans Sakura. Elle avait arrêté d’attendre et de prier depuis bien longtemps quand Sakura refit surface, comme un fantôme revenu vous hanter au moment où vous vous y attendez le moins.

De son bureau, Hana avait aperçu au loin l’ombre de Sakura devant le grillage de leur lycée. Hana avait gravi les échelons jusqu’à devenir principale dans cette même école où elles avaient vécu mille et une choses. Hana ne pensait même plus aux moments vécus entre ces murs, trop habituée à l’endroit qui évoluait et ses souvenirs commençaient à s’effacer.

Elles s’étaient reconnues de suite même avec vingt mètres qui les séparèrent lorsque leurs regards s’étaient croisés. Sakura avait souri, avait presque eclaté de rire lorsqu’elle comprit que Hana était maintenant directrice. Il y avait quelque chose d’ironique, venant de Hana qui adorait sécher les cours et se rebeller contre des profs dépassés par leurs frasques.

“Il n’y a que toi pour inspirer des jeunes. Surtout à aimer le village.”

Hana était restée sur ses gardes, n’aimait pas l’insinuation de ses propos, comme si elle lui reprochait d’avoir de l’amour pour ce petit village.

“C’est une mauvaise chose?”

“Non, au contraire…” Sakura chuchota, rendant leur conversation un peu plus intime. “Je suis venue te voir.”

“Tu es en retard, Sakura,” Hana dit. Son ton était amer : une colère qui s’était affaissée avec le temps mais qui avait résisté aux vents et marées dans le coeur de Hana.

“Je sais, je suis désolée… J’ai eu… Je ne sais pas, le temps m’est échappé et j’ai réfléchi… Beaucoup.”

La troublante confusion qui avait envahi Sakura avait fini par calmer les ardeurs de Hana. Elle la laissa entrer l’enceinte du lycée et pendant que les élèves s’affairaient, elles se dirigèrent vers son bureau. Hana et Sakura avaient de temps en temps fini dans le bureau du principal à l’époque, tentant de s’enfuir pour aller jouer sur les côtes neigeuses. Sakura était la dernière à se faufiler dans le grillage et alors que Hana l’aidait, leurs amis s’étaient enfuis et le principal s’était pointé.

Elles furent collées.

“Thé à la cerise?” Hana demanda, c’était le favori de Sakura.

Celle-ci secoua la tête, pas comme la dernière fois, ce fut plus doux, plus discret.

“Un café noir, merci.”

Hana fut surprise. Bien sûr que les goûts changeaient avec le temps, mais c’était cette fatigue qui se traduisait de son mouvement de tête qui la surprenait.

“Tu avais raison.” Sakura lui disait alors que le café s’égouttait lentement dans une tasse jaune que des élèves lui avaient offert. “Il n’y a rien de mieux qu’ici.”

Involontairement, elle lui arracha un sourire.

“J’ai pourtant découvert que tu avais aussi raison. Il y a aussi beaucoup ailleurs.” Hana admit.

“Et pourtant, on se retrouve ici.” dit Sakura. “Je reviens ici, chez mes parents… Je… J’espère qu’on trouvera la paix.”

“Toi et moi?” Hana s’enquit en lui donnant son café.

“…Oui. Nous et mon bébé.”

Enceinte de trois mois, Sakura voulait faire naître son enfant dans un endroit paisible pour son bien-être à elle et au bébé. Hana aussi faisait partie de son bien-être. Hana ne demanda pas où était le père, elle venait cependant aider Sakura et ses parents quotidiennement.

“Tu feras une merveilleuse mère.” Sakura lui disait, en revenant des courses.

“Ce n’est pas dans mes plans,” Hana lui révéla.

“Mais ce bébé, c’est aussi le tien. A défaut de ne pas avoir un bon père pour lui, il t’aura toi.”

Hana prenait conscience de l’énorme responsibilité qui venait de tomber sur ses épaules. Elle recula instintivement, lâchant la bombe que Sakura lui avait fictivement lancée.

“Tu es venue seulement pour m’incomber de tes soucis ? Tu comptes me laisser le bébé dans mes mains et tu comptes partir dès que ça t’arrange ?”

Sakura grimaça.

“Tu penses réellement que je ferais ça ?”

“Je ne sais pas. En fait, je ne sais plus ce que tu veux. Tu reviens comme ça, sans prévenir et je… j’ai accouru.”

“Non, j’ai abandonné tout ce que j’avais pour revenir ici avec ce bébé.”

“Tu n’aurais pas plutôt fui ?”

“Si je pars, tu dis que je fuis, je reviens et je fuis encore ?”

“C’est ce que tu fais pourtant.” Hana insista.

Sakura leva les yeux au ciel, visiblement agaçée. Elle partit fulminer ailleurs, laissant Hana ranger les courses dans une cuisine qui n’était même pas la sienne, une maison et une famille qui n’étaient pas les siennes non plus.

Ce ne fut que le lendemain que Sakura vint chercher Hana au lycée. Elle avait marché une trotte juste pour venir s’excuser de vive voix.

“Désolée Hana,” Sakura lui dit timidement. “Je me suis mal exprimée. Je voulais juste que tu sois la marraine de ce bébé parce que, tu sais Hana, tu es la seule personne en qui j’ai confiance. Même dix ans après notre séparation. Alors s’il m’arrivait quoique ce soit. Promets-moi que tu t’occuperas de ma fille.”

“C’est une fille ?”

Sakura avait souri.

“Oui ! Je vais l’appeler Himawari, cela me fait penser à ce village, et à toi.”

Car quinze ans plus tôt, elles s’étaient rencontrées dans ces champs de tournesol.

Et les deux premières années d’Himawari, dans ce village et ces champs étaient les meilleures années de Sakura et Hana. Puis le père d’Himawari apprit l’existence de sa fille et exigea à la voir sous peine de poursuivre Sakura en justice. Forcée à quitter le village et de retourner à la capitale, Sakura ne remit plus les pieds dans leur petit village. Hana n’avait jamais demandé qui était cet homme, mais elle supposa qu’il exerçait un certain pouvoir sur Sakura car elle disparut pendant des années. Les seules preuves de vies qu’elles eurent furent les lettres qu’elle lui envoyait, et des photos de Himawari.

Vingt ans plus tard, ce fut Himawari qui arriva au village avec Kenji. Et Hana avait l’impression que le destin s’acharnait sur leur famille lorsqu’elle reconnut le nom d’Himawari et ce visage ressemblant incroyablement à celui de sa mère.

“Alors, vous devez sûrement avoir eu les mêmes doutes que j’ai eus.” dit Himawari à Hana, la faisant basculer dans le présent de nouveau.

“Je n’ai pas assez passé de temps avec mes enfants pour le savoir. Mais étrangement, je sais qu’ils reviennent toujours. Vous êtes sa mère, il reviendra quand il en sentira le besoin.”

Himawari leva la tête et Hana crut voir Sakura pendant quelques instants.

Quand Himawari est arrivée dans le village, elle venait de perdre sa mère, avait coupé les ponts avec son père et n’avait pas de trace du père de Kenji. Tout ce qu’elle savait était qu’elle pouvait trouver refuge dans le village entouré par les champs de tournesols.

“Ils sont revenus à vous, vos enfants?” demanda Himawari, les yeux pétillants, plein d’espoir.

Hana sourit alors que le soleil commençait à percer à travers les nuages.

“Oui.”

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