Le pain de l’évolution

P R I S S / T O P
4 min readJan 25, 2021

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Dès mon arrivée là-bas, j’ai été surprise par sa folie des grandeurs, par ses routes parfaitement goudronnées, ses gratte-ciels vitrés, la fluidité et l’uniformité des mouvements de foule. Personne ne s’inquiétait des changements, des travaux qui devenaient, à force, une part du bruit et du paysage urbain.

Dans la rue qui menait à mon logement, il y avait cette boutique en ruine devant laquelle je passais tous les jours lors de mon séjour à Séoul. Juste avant mon arrivée, tout avait été brûlé par un incendie (peut-être criminel, les pyromanes sont nombreux en ville) et était en phase de reconstruction. Deux jours après, les maçons étaient déjà en plein travail : la vitesse à laquelle travaillaient ces maçons m’avait surprise. Tous les jours, je me suis arrêtée chaque fois que je passais devant pour en voir ses progrès. Il s’agissait d’une simple curiosité. Je ne savais pas quelle avait été l’histoire de ce bâtiment un peu vieillot et branlant.

Si on me disait que Séoul ne s’est pas bâti en une journée, je leur aurais prouvé le contraire devant cette petite boutique qui avait été refaçonnée en presque une semaine. Leur assiduité sans relâche n’était pas superficielle ou fantasmée, le succès de la nation reposait sur leurs diligents ouvriers jusqu’à les tuer pour une cause patriote mais finalement, peu glorieuse. Le sang coulait probablement sur les murs futuristes de la capitale.

Tout était prêt dix jours plus tard et la façade resplendissait au-dessus des fleurs d’inauguration qui ornaient la vitrine encore vide. L’enseigne, au nom exotiquement français, me fait ricaner quelque peu. Je devinais alors qu’une boulangerie allait s’ouvrir à cet endroit (les français sont connus pour leur cuisine et leurs marques de luxe.) Chouette ! le pain me manquait terriblement. Je ne m’attendais pas à retrouver l’authentique goût de la maison, mais je l’espérais tout de même.

Le lendemain, armée de mes won, je suis entrée dans la boutique vide de clients. Deux vendeurs se sont immédiatement précipités pour me saluer poliment et me proposer leurs précieux produits. La boulangerie ne vendait pas de baguettes tant chéries dans la mère patrie. Elle vendait des brioches qu’ils appelaient pains aux saveurs multiples et fantasques. La vendeuse comprend lentement, étant donné mon manque de réaction, que je ne comprenais pas un mot de son discours commercial si bien rôdé. Je ne faisais qu’hocher la tête, trop embarrassée pour l’embarrasser. Je me suis sentie obligée d’acheter une brioche probablement hors de prix pour un des sans-abris qui vagabondaient en bas de la rue. Elle avait fini par comprendre que je n’étais pas d’ici lorsque je me suis mise à confondre les pièces entre elles. Elle sourit et les compte pour moi. Elle me demande alors, d’un anglais timide, d’où je venais, alors je lui réponds avec une étrange fierté que je venais de loin. Sa surprise était aussi immense que la mienne en arrivant ici. Elle devait probablement se demander pourquoi moi, pourquoi ici, pourquoi ça mais elle avait préféré garder ses réflexions peut-être par politesse ou manque de vocabulaire adéquat.

Bien que différentes des brioches dont j’avais été habituée, j’ai fini par apprécier ces brioches qui sont devenues alors un élément essentiel de mes petits-déjeuners quotidiens. Tous les jours, sans faillir, je venais acheter leurs petits faux pains. Le monde n’était pas au rendez-vous mais les vendeurs demeuraient incessamment polis.

Un mois entier plus tard, je suis rentrée à la maison sans jamais plus repenser à cet endroit.

A mon retour, quelques mois plus tard, l’idée hasardeuse de retrouver cette boulangerie m’était venue. Et, parce que j’ai mauvais sens de l’orientation, j’avais mis quelques longues minutes à retrouver l’endroit exact. Le nom de la boulangerie ne m’avait pas assez marquée pour que je m’en souvienne. Je me souvenais néanmoins vaguement du chemin qui menait à mon ancien logement. J’avais dû tourner dans le quartier plusieurs fois avant de me rendre compte que la boulangerie avait, en fait, disparu.

Seuls six petits mois s’étaient écoulés depuis ma dernière venue, et la boutique de brioches avait disparu. A la place : un restaurant de fast-food coréen qui ressemblait étrangement à une chaîne de poulet frits américains.

Je me suis alors souvenue des mots d’une ancienne camarade. Je n’avais pas compris ce qu’elle racontait, je pensais à tort que la solitude la grignotait de l’intérieur. Elle disait : « On ne s’attache pas à un endroit ici, tu sais… parce que tout disparait si vite, tout change si rapidement, j’ai l’impression de perdre pied de temps à autre. Et tout se ressemble, les boutiques comme les gens. Il n’existe qu’un idéal à suivre, ici, capitalistique comme esthétique. Si tu sors du lot, tu n’es pas unique ou original, tu es une nuisance. Je ne me sens pas à ma place ici. Tu peux être glorieux aujourd’hui et voir tout se dérober dès demain. Cette ville n’est pas aussi magique comme certains le prétendent. C’est effrayant. »

Et malgré ses dires, elle ne quitta jamais cette capitale qui se renouvelait tant qu’elle en bouleversait ses anciens habitants, presque jetés dans la rue pour laisser place au futur, à la modernité, laisser place à une nouveauté constante, au profit des plus riches, des plus jeunes, des plus innovateurs. Et ma camarade faisait partie de cette nouveauté. Ses peurs avaient fini par avoir raison d’elle et elle était devenue ce qu’elle redoutait le plus : uniforme.

Quant à ceux qui faisaient partie de l’histoire et du passé, ils sont balayés, niés, cachés, éradiqués… jusqu’au jour où une génération se rendra compte qu’elle a fait une erreur. Son expansion, trop ambitieuse. Son progrès, trop rapide.

2019

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