interne éternité
En réalité, Jess se sentait misérable.
Les jours se ressemblaient, les chiffres et les problèmes et les gens étaient toujours les mêmes, rien ne changeait.
Elle y avait pensé, des fois, à tout plaquer. Mais elle n’en était pas capable, elle ne se voyait pas plaquer son confort pour quelque chose de peu stable. Et de toute manière, que ferait-elle? se demandait-elle. Ses choix étaient limités, son destin peu glorieux et son futur plutôt ténébreux.
Jess se levait le matin avec cette boule dans la gorge et une migraine capable de fendre son crâne en deux si cela était possible. Elle ne pouvait pas se permettre de lézarder au lit, sous la couette, dans la chaleur de son cocon, non, elle devait se lever pour aller gagner sa croûte car si elle ne le faisait pas, qui paierait pour sa maison? pour son portable plus cher que sa bouffe? En plus, elle détestait cuisiner, bien sûr qu’on devait cuisiner à sa place (!)
De temps à autre, elle se laissait porter par des chimères, celles dans lesquelles elle restait clouée au lit par une maladie imaginaire.
Aujourd’hui, cette chimère s’était réalisée.
Jess s’était mise pour la première fois à entendre et écouter ses voisins se préparer le matin, peut-être la douche ou la vaisselle, d’après les écoulements d’eau. Elle entendait quelqu’un claquer la porte et dévaler les escaliers en vitesse dans le couloir de leur immeuble. Elle entendait les voitures klaxonner en bas, sûrement stressées et exaspérées par les autres automobilistes. Jess avait souri en imaginant la scène. Le métro traversait la capitale au loin, faisant trembler la terre avoisinante et les murs de son appartement alors que Jess habitait au septième étage (mais pas au septième ciel).
De son appartement, elle avait une vue sur la capitale grise. Elle détestait la ville en réalité, il n’y avait rien de glamour à Paris, que de la mauvaise humeur, des odeurs fétides et des rues animées, voire violentes. Elle se détestait de ruiner l’image aux voyageurs emplis d’espoir de temps à autre,lorsqu’on lui demandait comment était la vie parisienne. Quand elle entendait ces gens rêver de sa ville qui ne l’avait jamais fait rêver, elle se sentait presque coupable de ne pas l’apprécier à sa juste valeur. Elle finissait par mentir, ou tordre la vérité: “Fantastique.”
La réalité est toujours fracassante et peu fantaisiste. Peut-être que sa réalité n’était composée que de millions de monstres qui rôdaient dans sa tête, prenant vie chaque fois qu’elle fermait les yeux. Parfois, elle n’avait même pas besoin de fermer les yeux pour voir les monstres se balader dans son champ de vision comme s’ils étaient des Pokémon en liberté. Aucune application ne pouvait attraper ces Pokémon-là.
Aujourd’hui pourtant, c’étaient eux, les monstres et autres genres qui l’avaient enfermée et attrapée dans sa tête, dans son appartement et sous sa couette. Sa prison à elle était son esprit et peu importe à quel point elle voulait en sortir, elle n’y arrivait pas. Aucune échappatoire possible.
Juste une.
Une seule.
Sauf qu’aujourd’hui, après avoir passé des heures à écouter les monstres l’insulter, se moquer d’elle, lui crier dessus, la raisonner, l’embêter et bien plus encore, ils avaient fini par devenir un bruit ambiant et constant avec lequel elle se devait d’apprendre à vivre avec. Jess devait avouer : elle hésitait entre se battre et se laisser submerger. Elle faisait un peu des deux, simultanément.
Il était déjà dix-sept heures quand elle avait arrêté de se laisser submerger et avait decidé de se battre.
Il était tard, mais pas pour elle. Ce n’était que le début d’un jeu duquel elle sortait perdante chaque fois qu’elle y jouait. Elle ouvrit son ordinateur pour se connecter sur Fantasia car même si elle perdait, elle continurait à tenter jusqu’au jour où l’intérêt se perdrait quelque part sur le chemin.
Puis, Jess passerait à autre chose.
Comme toujours.